icônes arabes - mystères d'orient


Mère Agnès Mariam est iconographe. Elle a appris les techniques anciennes de la peinture byzantine dans le monastère du Carmel de Harissa au Liban où elle a vécu pendant 21 ans. Dans cet article nous vous présentons comment elle a fait connaissance avec l'Église d'Antioche - l'Eglise mère des icônes arabes.  Dans la deuxième partie de l'article, nous vous expliquerons l'origine de l'l'icône arabe, son style et sa significaion. 

La découverte de Mère Agnès de l'Eglise d'Antioche

 

Mère Agnès Mariam: "En 1983, un moine libanais visitait notre monastère [1]. Il portait une grande icône de la Vierge Marie (Notre-Dame d’Ilige - représenté ici sur la gauche), qui avait beaucoup souffert durant la guerre. Il nous a demandé de la restaurer. En travaillant l’icône, je remarquais qu’elle avait cinq couches sous-jacentes. Ces couches (la plus ancienne datant du 10ème siècle) étaient comme un résumé de toute l'histoire des chrétiens maronites du Moyen-Orient. Quand j'ai commencé à étudier les couches j’ai fait une découverte qui m'a choqué et qui a déterminé le restant de ma vie: la découverte de l'Eglise d'Antioche, ma propre Eglise dont j'ignorais l'importance! [2] C’est comme si quelqu'un parlait à un catholique au sujet de l'Eglise de Rome et qu’il répondrait: "Quoi, où est-ce? » J'ai été  bouleversée, comment était-ce possible que j’avais tout quitté pour le Christ en entrant au Carmel et que je ne connaissais pas ma propre Eglise? 

 

Je me suis rendue compte que les Chrétiens de cette région - le Liban, la Syrie, la Palestine, l’Irak et la Jordanie - sont appelés à une grande mission, mais la plupart l’ont oubliée. Les persécutions et l’attitude hostile envers les Chrétiens les ont plongés dans une fatigue. Aujourd’hui ils voient la vie dans le pays de leurs ancêtres plutôt comme une survie – à voir, une survie matérielle.

 

Tout commence avec l’identité culturelle pour un Chrétien. Lors de la Pentecôte l’Esprit Saint a confirmé cette identité. Les Apôtres, sur qui étaient descendues les langues de feu, ont commencé à proclamer les miracles de Dieu. Tous les présents entendaient le message du Salut dans leur propre langue! Cela démontre l’importance que le Saint-Esprit accorde à l’identité de chaque personne et de tous les peuples". 

 

Les icônes arabes

 

Ainsi, à travers l'iconographie, Mère Agnès-Mariam a découvert sa propre Eglise et l'importance de l'identité culturelle pour le Chrétien. C'est dans cette foulé qu'elle s'intéressa de plus en plus pour l'iconographie locale: les icônes melkites, appelées aussi arabo-chrétiennes ou tout simplement arabes. Elle organisa plusieurs expositions d'icônes arabes en Europe. En octobre 2002, s'ouvrit au Musée d'icônes de Frankfort l'exposition La splendeur de l'Orient chrétien qui connut un grand succès. en mai 2003, les mêmes icônes et objets liturgiques, augmentés d'une trentaine de manuscrits arabes, syriaques et karshouni (l'arabe écrit en lettres syriaques), furent produits dans les salles prestigieuses de l'Institut du monde arabe à Paris, sous le titre Icônes arabes, art chrétien du Levant. En octobre 2004, un nombre réduit de ces mêmes icônes mais complétées par d'autres productions du même style et des œuvres coptes, faisait l'objet  d'une nouvelle exposition, sous le titre Des mains de votre servante, au musée de Frankfort à l'occasion de la Foire internationale du livre, dédiée à la civilisation arabe.

 

Vu l'intérêt pour les icônes arabes en occident Mère Agnès-Mariam a écrit un livre illustré avec des exemples des plus prestigieux icônes melkites, sous le titre : Icônes arabes - mystères d'Orient. Dans ce qui suit nous vous partageons quelques aperçues de l'introduction.

 

Itinéraire de l'art chrétien primitif

 

C'est en Orient que naît l'icône. là où nait la lumière. Son parcours est celui de la Révélation judéo-chrétienne qui affirme que Dieu est Lumière et qu'Il a été vu parmi les hommes. Le judéo-christianisme n'a pas craint d'emprunter aux civilisations voisines, les enrichant de sa vision du sacré. 

 

Les premières représentations chrétiennes datant des persécutions (IIème-IIIème siècles), nous touchent par la céleste onction dans laquelle elles baignent: les figures du Bon Pasteur ou de la Mère de Dieu.  Il faudra attendre l'édit de Milan (313) avec la liberté de culte octroyée par l'empereur Constantin pour que l'Eglise et, avec elle, l'art sacré figuratif, se manifestent au grand jour. Grâce aux magnificences de l'Empereur et de sa mère, sainte Hélène, des basiliques sont construites à Rome, en Palestine et dans toute la chrétienté. Des mosaïques étincelantes ornent l'intérieur des monuments sacrés. Ethérie s'écrira dans son Journal de voyage: "Et que dire de la décoration des édifices que Constantin, sous la surveillance dès sa mère, employant toutes les ressources de son empire, o ornés d'or, de mosaïques, de marbres précieux" [3]

 

Cet art "royal" s'avéra être d'une étonnante maturité. C'est à cette époque que sont fixées la plupart des fêtes principales du calendrier liturgique avec les compositions iconographiques qui leur correspondent. On se limita pas, en effet, à contempler les magnifiques mosaïques dans les basiliques et les églises, on chercha à les vénérer dans l'espace domestique. C'est ainsi que l'icône portative est venue combler le désir de l'homme de transporter et de garder chez lui la représentation du divin, à l'instar des autels domestiques érigés en l'honneur de l'Empereur dans les dernières années de Rome. Les différentes écoles d'iconographie se développèrent suivant la propagation de l'Evangile dans les différentes cultures mais aussi suivant les vicissitudes historiques. 

 

Fondements traditionnels de l'iconographie

 

L'art sacré monothéiste trouva dans le christianisme l'humus qui le fera fructifier avec les justificatifs nécessaires à son existence. Si toute figuration était prohibée dans l'Ancien Testament, la réalité de l'Incarnation divine rendit l'expression iconographique non seulement légitime mais nécessaire, car voulue par Dieu. 

 

Lorsque l'iconographe veut peindre une icône, il est d'usage qu'il récite une prière [4] où il mentionne deux événements primordiaux rapportés par la tradition et qui sont comme les éléments fondateurs de l'iconographie chrétienne: l'histoire de la première icône du Christ "non faite de main d'homme" - le mandylion - et celle de la Mère de Dieu, peinte par l'apôtre saint Luc.

La tradition du Mandylion


Dès le IVème siècle, une tradition est attestée [5] selon laquelle Abgar Ukhomo [6], roi d'Edesse [7], envoya une délégation au Christ lui demandant de venir dans son royaume. Le Christ aurait écrit personnellement à Abgar. A cette souche originelle, s'ajouta un peu plus tard une autre source dont saint Jean Damascène, parmi bien d'autres, fait état et selon laquelle Abgar, lépreux, demandait au Christ de venir à Edesse le guérir. Le Seigneur, ne pouvant quitter la Terre Sainte, prit un linge (mandylion) et l'appliqua sur son visage qui s'y imprima. L'image du Christ, portée par les émissaires, ou par l'apôtre Thadée, guérit le roi dès qu'il l'appliqua sur sa chair. Une très belle icône du Mt Sinaï représente la scène: le roi Abgar, assis sur son trône, défiguré par la lèpre, porte le mandylion sur lequel est imprimé la face du Christ.

La tradition du Mandylion fonde l'iconographie chrétienne en faisant d'elle une institution de droit divin. La première image du Christ serait divine et, pour cela, appelée "non faite de main d'homme". Si Dieu, dans L'Ancien Testament, invitait Moïse à contempler le modèle manifesté au ciel pour en exécuter la copie (Ex 25, 40), voici que le modèle iconographique par excellence, le Mandylion de la face du Christ, est donné sur Terre afin que les hommes le reproduisent sans crainte.

Le passage à la frontalité


La tradition du Mandylion a pris naissance dans les milieux syro-mésopotamiens. Le visage du Christ, tel que nous le voyons sur le Mandylion, ressemble étonnamment à ces figures frontales des rois sassanides (224-651), représentées sans cou, avec une barbe pointue. L'art sassanide, qui émerge d'un grand brassage de civilisations en Mésopotamie, opta pour la frontalité qui sera adoptée par l'art chrétien. Les représentations égyptiennes et assyro-babyloniennes étaient de profil. Les Sassanides firent ce pas décisif.


Ce passage à la frontalité est capital. La frontalité introduit la notion de la présence divine face à l'humain. l'art cesse d'être épisodique, il devient épiphanique. L'icône portera au plus haut degré cette personnalisation du divin. Il s'agira, non plus de représenter l'histoire ou l'épopée mythique du roi-héros ou du dieu, mais de révéler un mystère, une théophanie. La frontalité adoptée par l'iconographie chrétienne cherche à manifester la présence divine devenue visible aux yeux des hommes[8]. 

La tradition de l'icône peinte par le saint apôtre Luc


La deuxième tradition fondatrice de l'iconographie chrétienne dit que le premier iconographe était l'évangéliste saint Luc, originaire d'Antioche. Il aurait peint la Mère de Dieu de son vivant. Au XIVème siècle, Nicéphore Calliste atteste une tradition d'après laquelle, au témoignage de Théodore le Lecteur (VIème-VIIème siècles), l'impératrice Eudoxie envoya à Pulchérie un portrait de la Mère de Dieu peint par saint Luc. Cette dernière l'aurait déposée dans l'église dite "des Guides" (ou Hodigoon, d'où le nom Hodigitria). L'icône de la Mère de Dieu peinte par le saint apôtre Luc est, elle aussi, désignée comme "non faite de main d'homme". Elle fonde l'origine apostolique de l'icône. Si le Mandylion est l'icône par excellence, celle de la Mère de Dieu condense l'Economie du Salut. En effet, la Vierge qui tient dans ses bras l'Enfant-Dieu est la proclamation éloquente du mystère de l'Incarnation.


L'icône s'insérera dans la dynamique interne de la liturgie qui hisse notre réalité terrestre vers le ciel et nous fait entrer dans 'aujourd'hui éternel de Dieu. Cependant les fondements théologiques de l'art sacré ne seront définitivement établis que par les purifications successives dues à l'iconoclasme.

L'iconoclasme (casseurs d'icônes)

pour une vision purifiée

 

La tendance à répudier le figuratif a toujours subsisté en Orient, elle apparaît comme un dépassement dans la quête impossible d'exprimer l'ineffable Invisible. L'iconoclasme remonterait au pharaon Akhénaton (1372-1354  av. J.-C.). Ce pharaon, qu'on considère comme le père du monothéisme, a déclaré le Soleil, Aton, seule et unique divinité, et a ordonné de fermer les temples des autres divinités et de détruire leurs statues.

 

Les Israélites ont toujours refusé de représenter le divin: "Tu ne te feras point d'image taillée, de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre" (Dt 5,8). Mais dès le commencement, il existe une exception: la Tente du témoignage comporte deux chérubins à visage humain, façonnés en ronde bosse dans de l'or pur. Ces deux chérubins déploient leurs ailes au-dessus du propitiatoire (Ex 25, 18).  L'espace compris entre leurs ailes est précisément le lieu où se manifeste le Dieu d'Israël. (No 7, 89). Dans le Temple de Salomon, nous retrouvons le figure des chérubins à visage d'homme sur le pourtour des murs et les battants des portes en sus du propitiatoire (1 R 6,29-32).

Comment, malgré la prohibition aniconique, existe-t-il une figuration dans le culte de la première Alliance? Il s'agit d'une pédagogie divine tant par rapport à l'image que par rapport à la vision. Concernant l'image: l'icône rejoint l'identité la plus foncière de l'homme, qui d'après la révélation biblique, est créé à l'Image de Dieu. L'ambiguïté de l'image est liée à la chute (Gn 3, 1-22) qui brise la relation existentielle entre l'homme-image-de-Dieu et Dieu-archétype-de-l'homme, en empêchant l'homme de transcender son être-image pour remonter à son archétype. Or, s'arrêter à l'image et oublier l'archétype est idolâtrique. D'où le danger de l'image.

Concernant la vision: les chérubins sont précisément les anges de la vision: « Tout leur corps, leur dos, leurs mains et leurs ailes étaient remplis d'yeux » (Ez 10, 12). Pour voir l'Ineffable, il faut être tout entier réceptif à la vision: avoir les yeux du cœur ouverts par la Foi. Sans ces yeux que les Pères appellent "l'œil de la colombe", le regard jeté sur l'image ne peut devenir vision de Dieu. La porte du Paradis est gardée par le Chérubin à l'épée flamboyante (Gn 3, 24): chargé de rappeler à l'homme son origine, il ne laisse l'homme retourner au Paradis qu'une fois reconstituée en lui l'Image de Dieu sans laquelle sa relation au divin serait idolâtrique.

La première crise iconoclaste du christianisme remonte au IIème siècle A.D. et porte sur le mystère de la Croix. Les docètes et les aphtar-docètes refusaient de montrer le Christ sur la Croix. On disait qu'une splendeur était venue le cacher et que personne ne l'avait vu crucifié. Aussi, jusqu'au IVème siècle, on aura très peu de représentations du Christ en croix. Cette hérésie est passée dans l'islam qui ne peut tolérer la crucifixion.

 

la crise iconoclaste la plus significative dura près de cent vingt ans (726-842). Les iconoclastes (casseurs d'icônes) et les iconodules (amants des icônes) se livrèrent une guerre sans merci. 

L'icône sortit triomphante de cette lutte avec une explicitation théologique solide grâce à de grands docteurs tels que St Jean Damascène, Théodore Abuqurra - tous les deux de la culture arabo-chrétienne - Théodore Studite et Maxime le Confesseur, de culture grecque. C’est théologiens orientaux de l'icône affirment clairement: Dieu, que personne n'a vu et qu'il était interdit de représenter dans l'Ancien Testament pour ne pas tomber dans des schèmes idolâtriques, est devenu visible. Puisque Dieu a été vu par des yeux de chair, il est désormais possible de Le représenter. L'icône devient le moyen sûr d'exprimer la plus grande manifestation de Dieu dans l'histoire: l'Incarnation qui donne un Visage à la Parole de Dieu en dialogue avec l'homme depuis l'orée des temps. L'icône retrace ce que l'Eglise garde en elle en dépôt précieux comme mémoire de la Foi. La Révélation parvient aux hommes à travers une transmission, une traditio ininterrompue du Christ aux Apôtres et de ceux-ci à leurs successeurs jusqu'à nos jours. Il y a une transmission de la Foi comme dogme et il y a une transmission de la Foi comme vision. Ainsi, le ministère de l'iconographe est apostolique et l'iconographie sacrée est une transmission de la vision de la Foi: révélation de la Face. Il sera en effet pas difficile de noter la grande ressemblance des visages du Christ adulte depuis les origines jusqu'à nos jours. 

Tant que durera l'histoire, l'homme voudra se pencher sur l'icône pour contempler la Gloire du Dieu vivant à laquelle il aspire secrètement: il verra la vision de ceux qui eurent le privilège d'être contemporains du Christ et qui annoncèrent à l'humanité ce que leurs yeux ont vu, ce que leurs oreilles ont entendu et ce que leurs mains ont touché du Verbe de vie (1 Jn 1,1).

 

L'iconographie chrétienne en terre d'Islam

 

La crise iconoclaste est concomitante, à quelques décennies près, avec le conquête arabo-musulmane. L'état des recherches ne permet pas de de dire si l'Islam a influencé cette crise ou si celle-ci émane de courants hétérodoxes propres à un judéo-christianisme tardif qui aurait lui-même influencé l'Islam dans le sens d'une iconophobie [9].

 

Toujours est-il que l'Islam n'a pas empêché le triomphe de l'orthodoxie. la plupart des rares icônes ou représentations picturales ayant échappé au massacre iconoclaste se trouvent au monastère Sainte-Catherine du Sinaï et furent épargnées car étant en terre d'Islam, en dehors de la juridiction du basileus byzantin. Bien plus encore, les premières dynasties régnantes musulmanes ont été favorables à des représentations anthropomorphes en dehors des lieux de culte. Nous pouvons toujours contempler les belles fresques des palais omeyyades du désert. N’est-il par rapporté de Mohamed qu'à l'heure de détruire tous les signes polythéistes de la Mecque, il empêcha ses disciples d'effacer l'icône du Christ et celle de la Vierge, peintes chacune sur un pilier du sanctuaire?[10]

C'est ainsi que les Chrétiens de cette région ont toujours peint et vénéré des icônes. Dans le traité apologétique Dispute contre les Arabes, d’Abraham de Beit Halé, datant du VIIIème siècle, le moine syriaque parle ainsi des icônes: "Nous nous prosternons et nous honorons son image parce qu'Il l'a imprimée avec sa Face et nous l'a donnée. Chaque fois que nous regardons son image nous le voyons. Nous honorons l'image du Roi à cause du Roi ».

 

Il existe beaucoup de témoins de l'activité iconographique des chrétiens sous domination musulmane. Il y eut, bien sûr, un foisonnement artistique dû à la période d'accalmie résultant de la victoire passagère des croisés mais l'activité iconographique a continué             après le repli des armées occidentales. De toute évidence, malgré les dispositions sévères prises à l’égard des chrétiens par les Fatimides puis les Ayyoubides et surtout les mamelouks, qui les considéraient comme inféodés à l'Occident, les chrétiens ont continué tant bien que mal à exercer leur art et à représenter leur mystères.

 

Beaucoup d'œuvres iconographiques ont eu à affronter les sévices des hommes et du temps. Beaucoup ont péri ou ont été fortement endommagées. C'est fort de ces prémisses que l'art arabo-chrétien s'est développé, une fois les circonstances politiques devenues plus favorables. 

L'art arabo-chrétien, fleuron de la Renaissance arabe

 

Pourquoi identifier certaines icônes comme étant arabes et l'art dont elles émanent comme étant melkite ou "arabo-chrétien"? Le terme melkite vient du syriaque melkoyé. C'était une sobriquet pour désigner les "agents" du roi-occupant byzantin, le melkoyo. On nomme ainsi les fidèles au Concile de Chalcédoine (481), particulièrement ceux du patriarcat d'Antioche qui se sont rattachés à Rome au XVIIIème siècle.

 

Le terme arabe est contemporain. Il recourbe diverses identités qui se réoccupent, se complètent mais qui peuvent s'affronter. S'il a une conation religieuse du fait que l'islam est la religion des Arabes par antonomase, le terme arabe ne s'identifie pas à musulman. La conscience contemporaine d'une appartenance "arabe" émane d’un éveil et d’une lutte socio-culturelle et politique qui a pris dans l'histoire le nom de Renaissance arabe - arabe désignant non l'ethnie mais la culture qui fut le porte-flambeau de ces soubresauts contre l'hégémonie ottomane. Plus tard, l'arabisme se dressera contre l'impérialisme occidental.

 

L'art des chrétiens arabophones se développe au moment où l'Empire ottoman ouvre ses portes à l'Occident. Dès 1683 commence le déclin militaire ottoman. Affaiblie par les revers infligés par la coalition chrétienne de la Sainte Alliance, la Sublime Porte s'ouvre aux Européens qui assignent dans les grandes métropoles consuls et agents commerciaux, suivis par les ordres religieux latins. Troisième ville de l'Empire ottoman, Alep sera le lieu privilégié de cette rencontre entre l'Orient et l'Occident. En 1548, s'y ouvre le consulat de Venise, qui permet l'arrivée des franciscains en 1571. En 1562, le consulat de France est inauguré, accompagné par les Capucins. Les carmes sont présents dès 1623, les jésuites dès 1625. Les Lazaristes s'installent à Alep en 1773. 

Les missionnaires fonderont des couents et des écoles. Ils diffuseront la spiritualité occidentale par la traduction en arabe des auteurs spirituels et prêcheront avec succès le ralliement au catholicisme et à la papauté. Une partie des melkites du patriarcat d'Antioche s'unit à Rome en 1724, suives par des jacobites et des Arméniens. On assiste alors à l'émergence d'un vaste courant culturel et religieux qui profite de la nouvelle donne politique et de l'essor commercial d'Alep, grâce à sa situation privilégiée sur la route de la soie et des épices. Ce qu'on appellera plus tard Renaissance arabe est mené à bien par des personnalités appartenant aux diverses commuantués chrétiennes et musulmanes.

 

La fondation à Rome, en 1584, du Collège maronite avait favorisé la formation d'élites catholiques venant du Liban, de Syrie et de Chypre. La prise en main du monastère millénaire de Saint-Sabbas par les chrétiens d'Istanbul galvanisera la jeunesse alépine orthodoxe, qui viendra y puiser aux sources de la spiritualité orientale. La Renaissance arabe se cristallisera enfin autour de l'évêque maronite d'Alep, Germanos Farhat (1670-1732). Cinq ordres religieux orientaux furent fondés à Alep dans la mouvance de cette Renaissance.


Les icônes arabes, particularités d'un monde nouveau

 

L'art sacré prit part au mouvement culturel de la Nahdah, ou Renaissance arabe. Iconographes et copistes sont stimulés par les érudits, et les mécènes locaux. Ils travaillent aussi bien pour les orthodoxes que pour les catholiques. En apparaissant à Alep au XVIème siècle l'icône arabe semble être une émanation de l'art post-byzantin mais une étude approfondie du style et de la technique montre qu'elle charrie un énorme brassage de cultures.

 

Sachant être fidèle aux thèmes et à la technique traditionnels byzantins ou syriaques, l'art arabo-chrétien s'ouvre volontiers à des sujets latinisants qu'il travaille à la manière orientale, dévoilant le penchant dogmatique vers le catholicisme d'une partie des commanditaires, sinon des peintres eux-mêmes. Il se laisse aussi influencer par la culture islamique, et le milieu ambiant oriental. Il en naît une symbiose intéressante et unique.

 

Les sujets traités obéissent à la spiritualité, voire au goût du jour, mais ils se caractérisent par une grande sûreté doctrinale et une profondeur théologique non négligeable. Stylistiquement l'art melkite oscille entre un conformisme fidèle aux canons traditionnels et une créativité fougueuse dans la foulée de l'art post-byzantin. Pour certaines icônes, il est difficile de discerner si la main est grecque ou melkite, tant le style est semblable. 

 

Laissons-nous séduire par un langage esthétique nouveau et diversifié qui nous découvrira l'âme des chrétiens d'Orient, à un moment privilégié de leur histoire, si souvent tourmentée. 

Ce qui suit sont deux exemples d'iônes arabes.

Le baptême du Christ

 

L'icône du Baptême est une catéchèse baptismale complète. Par son syle, elle s'apparente aux premières représentations du genre où le Christ est encore entièrement nu, tel le Nouvel Adam au Paradis.

St Jean-Baptiste regarde la colombe qui descend du demi-cercle céleste. De la main gauche, il dessine le geste de l'intercession, et pose l'autre main sur la tête du Christ, faisant le geste de le baptiser.  Le Christ se tient tête penchée, dans l'attitude du Serviteur souffrant qui s'abaisse pour élever un grand nombre. La tête penchée signifie la mort du Christ qui, d'après l'Evangile de saint Jean, "pencha sa tête et rendit l'esprit" (Jn 19,30). Jésus est debout dans les eaux sombres du Jourdain qui représentent notre mort. Tout le thème du baptême chrétien tient dans ces deux mouvements signifiant la mort et la résurrection du Christ: ensevelis dans sa mort, nous ressuscitons avec Lui. De même, le baptême par immersion, propre à la tradition orientale, signifie cette descente dans la mort du Christ. Le lever de l'eau signifie, quant à lui, la résurrection.

En bas à gauche:

 

Un vieillard accroupi regarde en arrière et porte une amphore. Il s'agit de la personnification du Jourdain, dieu-fleuve, comme dans la tradition gréco-romaine. Sa présence illustre les versets du psaume.

 

 

En haut à gauche, le saint roi David porte un parchemin sur lequel est écrit en arabe:

 

"la mer le vit et s'enfuit, le Jourdain retourna en arrière. les collines comme des agneaux. Qu'as-tu, mer, à t'enfuir et toi, Jourdain, à retourner en arrière. Les eaux te virent, Ô Dieu, les eaux te virent et elles furent bouleversées."

 

(Extraits des psaumes 114 et 87 propres à la liturgie byzantine de la fête du Baptême).

A gauche du Christ, les six anges sont les anges "protoctistes", propres à la tradition judéo-chrétienne. Dans leurs commentaires de la Genèse, en effet, les auteurs anciens (rabbins, gnostiques, chrétiens) assurent que, pour chaque jour de la Création, un ange sortit des mains de Dieu pour veiller sur son œuvre. Dans la pensée judéo-chrétienne, les six anges associés à la première création devaient l'être aussi tout naturellement à la seconde, combien plus importante, qui était le Baptême. C'est cette idée qui influença l'iconographie du baptême où l'on représenta le Christ au Jourdain, entouré d'anges. Ceux-ci se tiennent dans l'attitude des serviteurs et témoins du mystère. Ceci est signifié par le linge qu'ils portent pour sécher le Christ sortant de l'eau mais aussi en signe de révérence devant le mystère de l'abaissement du Fils de Dieu. En effet, les mains cachées par le vêtement signifient la révérence et la soumission.

En haut à droite, le prophète Isaïe tient un phylactère portant inscrit en syriaque: "Ainsi parle le Seigneur, lavez-vous, purifiez-vous, ôtez votre méchanceté de ma vue" (Is 1,6) et " Vous qui êtes altérés, venez vers les eaux" (Is 5,1), "vous puiserez avec joie aux sources du salut" (Is 12,3) - textes propres à la tradition syriaque de la fête du baptême. Le titre de l'icône, Le Baptême, est en grec, il occupe le centre supérieur de l'icône. Les titers des personages sont également en grec.

 

Dormition de la Mère de Dieu

 

la Dormition s'inspire d'un apocryphe du Vème siècle, le Transitus Mariae du Pseudo-Jean.

La Mère de Dieu, les deux bras croisés au niveau de la taille, est allongée sur un matelas vermillon, la tête reposant sur un coussin rectangulaire vert, strié sur les côtés. Elle porte une robe bleue marine et un maphorion (un manteau qui couvre la tête et les épaules) rouge.  

Derrière le catafalque, se tient le Christ, d'une taille imposante, dans une mandorle bleu-vert pâle.

 

Jésus apparaît ici pour accueillir sa mère. Il reçoit son âme, représentée comme un petit enfant enveloppé de langes et nimbé. De part et d'autre, figurent les puissances angéliques, aux couleurs estompées pour créer l'illusion de la transparence.

 

La clef de voute de la mandorle est fermée par un séraphin aux six ailes.  

A l'avant-plan, à gauche, se tient saint Pierre. Il lève la main gauche, couverte en signe de respectueuse douleur, et, de l'autre balance l'encensoir pour la cérémonie mortuaire. Face à lui, se tient saint Paul, les mains couvertes, la tête penchée. A côté de lui, un apôtre qui pourrait être Jacques, frère du Seigneur, précédé de Jean le Théologien.

 

conformément à la tradition apocryphe, selon laquelle saint Thomas n'était pas présent, on ne dénombre que onze Apôtres. A son arrivée, Thomas jouira du bénéfice du doute qui lui permettra d'ouvrir la tombe pour constater que la dépouille de la Vierge n'y est plus, ce qui donne lieu à la proclamation de son Assomption corps et âme au ciel. 

De part et d'autre de la mandorle, sont présentés deux hiérarques: saint Hiérothée et saint Denys l'Aréopagite, mentionnés dans les apocryphes, portant phélonion blanc et omophorion bordé de croix noires. Les  bâtiments indiquent qu'il s'agit d'une scène intra muros

Plus bas, à droite:

 

De dimensions plus réduites, un évêque porte une tiare latine, un apitrachilion  et un phélonion byzantin.

 

Derrière lui:

 

En plus petit, se tient un prêtre habillé d'une aube et d'une chasuble latine à grande croix, mais avec le kukulos (le bonnet noir) syriaque, qui l'entoure ses bras pour maintenir ses mains jointes. 

 

 

Notes:

 

[1] Le monastère carmélite de Harissa à Beyrouth (Liban) où elle résidait.

 

[2] Mère Agnès-Mariam était Carmélite dans le Carmel du Théotokos de Harissa, Beyrouth. Ce monastère a adopté le rite byzantin par amour pour l'unité tout en gardant sa propre tradition latine carmélite. Ainsi Mère Agnès-Mariam ignorait en grande partie l'importance du patriarcat d'Antioche et son histoire.

 

[3] Journal de voyage, sources chrétiennes, p. 205

 

[4] "Seigneur Jésus-Christ qui êtes infini dans votre divinité, qui dans la plénitude du temps avez bien voulu naître de la Bienheureuse Vierge Marie, Mère de Dieu, revêtant ainsi la nature humaine d'une manière qui dépasse tout entendement. Vous qui avez imprimé les traits de votre visage sur le saint suaire et avez apporté ainsi au roi Abgar la guérison. Vous qui, par votre très Saint Esprit, avez illuminé votre saint apôtre et Evangéliste Luc afin qu'il puisse reproduire la beauté de votre Mère vous portant enfant entre ses bras. Maître sain de l'univers, illuminez, éclairez, fortifiez l'âme, le cœur et l'esprit de votre serviteur, dirigez sa main afin que pour votre gloire et la magnificence de votre sainte Eglise, il puisse représenter de manière digne et parfaite votre image sainte, celles de votre mère toute pure et de tous les saints. Faites qu'il soit à l'abri des tentations du démon par l'intercession de votre mère toute pure, du saint apôtre et Evangéliste Luc et de tous les saints."

 

[5] Cf. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique 1,13 et la Doctrine d’Addaï, texte syriaque du VIème siècle.

 

[6] Terme syriaque qui signifie « le Noir ». En réalité, Abgar était lépreux.

 

[7] L’actuelle Urfa en Turquie. Petit royaume de Mésopotamie orientale, tantôt vassal des Romais, tantôt des Perses.

 

[8] C’est pourquoi, dans l’iconographie chrétienne orientale, le profil devient le signe de l’imperfection et même de l’inimitié avec Dieu. Le démon et Judas sont toujours de profil.  

         

[9] Nulle part le Coran n’interdit de dessiner une image, une forme, mais comme ce terme est rattaché à l’œuvre de Dieu, celui qui se livre à une telle tâche est perçu comme faisant œuvre de Dieu et un concurrent redouté, d’autant plus que l’image peut faire l’objet d’adoration, et donc promouvoir le polythéisme. L’interdiction des images prolifèrera dans les Hadith. (cf. Sami A. Aldeeb Abu Sahlieh).

 

[10] Aux Hadith clairement hostiles à l’art figuratif, il nous faut signaler un fait rapporté par l’historien Al-Azraqi (mort vers 865). Celui-ci écrit que, lorsque Mahomet a conquis la Mecque, il est entré dans la Kaaba et y a trouvé l’image d’Abraham jurant par les flèches divinatoires, des images d’anges et celles de Marie et de Jésus. Il a pris de l’eau, a fait venir une étoffe, a couvert les images de Marie et de jésus de ses mains et a donné l’ordre de tout effacer, sauf ce qui était couvert par ses mains. Al-Azraqi affirme que ces deux images, sont restées dans la Kaaba jusqu’à son incendie en 683, c’est-à-dire plus d’un demi-siècle après la conquête de la Mecque. Ce fait, jamais démenti, mais aussi jamais évoqué par les auteurs musulmans hostiles à l’art figuratif, fait douter de l’authenticité des autres récits contraires (ibid.)