Introduction sur St Jean de la Croix


Mère Agnès Mariam de la Croix

 

Le but: l'union de l'âme avec Dieu

 

Voici le but de St Jean de la Croix en décrivant la montée du Mont Carmel  : l’âme qui veut s’unir à Dieu, qui veut être divinisée, qui veut arriver au véritable bonheur, à la paix que rien ne peut ébranler, a besoin de sortir d’elle-même. St Jean de la Croix décrit ce processus spirituel à travers des poèmes qu’il commente. Dans le premier livre, qui décrit la nuit des sens, le verset suivant nous introduit dans le sujet :

 

Pendant une nuit obscure, enflammée d'un amour inquiet, ô l'heureuse fortune! Je suis sortie sans être aperçue, ma demeure étant pacifiée

 

 

Pendant une nuit obscure, enflammée d'un amour inquiet. Pourquoi « pendant une nuit obscure » ? Parce qu’il est impossible d’arriver à la lumière sans passer par la nuit ,sinon la lumière qu'on possède sera une lumière fausse. Les grands théologiens mystiques appellent la plus haute expérience de Dieu "la nuit"; Dieu est tellement grand que si nous voulons véritablement l’expérimenter, nous constaterons que nous ne voyons rien puisqu’il est plus grand que nous. C’est  comme la personne qui veut fixer le soleil. Les rayons sont trop forts pour elle ; elle sera aveuglé par le surplus de lumière.

 

Si nous voulons nous approcher de Dieu, nous devons donc sortir de nous-mêmes. Mais que veut dire cela? Il s’agit de se renoncer ! Quand Dieu apparaît à Moïse dans le buisson ardent, le Seigneur lui dit : N'approche pas d'ici, ôte tes souliers de tes pieds, car le lieu sur lequel tu te tiens est une terre sainte. (Ex 3,5).  Ôter ses souliers, c’est se renoncer, sortir de soi, la voie du renoncement ascétique. Sans le renoncement, nous n’avons pas besoin du Malin ; tout seul, nous nous guidons vers la perdition en croyant faire quelque chose de très spirituel.

 

La carte 

 

Celui qui part en voyage sans prendre de carte perd son temps et il se perd. La carte, ce sont les orientations de Notre Seigneur dans la Sainte Bible et les directives de St Jean de la Croix et les Pères du désert. Téméraire qui prétend construire une construction spirituelle sans prendre de précautions, [sans utiliser de carte]. Je ne veux être austère et vous faire peur mais je sais par expérience qu’il est très difficile – impossible – d’arriver à goûter l’Esprit de Dieu sans se renoncer à soi.

 

Déjà dans l’Ancien Testament Dieu demandait aux Israéliens de se faire circoncire [dans la chair].  Dans Jérémie le Seigneur dit : Ôtez le prépuce de votre cœur. La première opération était symbolique. La vraie circoncision est celle du cœur. 

 

Les Pères disent: celui qui se renonce arrive sûrement à l’union avec Dieu.  La vraie mystique est basée sur les principes de St Jean de la Croix, qui sont comme la crème de toute la tradition des Pères du désert, du mysticisme oriental et occidental. Après beaucoup de réflexion, d’expérience et d’étude je puis vous l’assurer. 

 

Ça parait difficile mais quand on rentre dans cette voie, on y découvre de plus en plus de saveur. Quand on commence à faire travailler sa volonté, on acquiert une stabilité, une force et la paix.

 

St Jean de la Croix parle de deux voies : la voie des sens (le renoncement corporel) et ensuite la voie de l’esprit (le renoncement spirituel). Celui qui veut se purifier spirituellement sans avoir fait le nécessaire dans le corps  tombera comme Salomon. Il avait la sagesse de Dieu et cependant, à la fin de sa vie, il a adoré des idoles. Il a été complètement aveuglé dans son esprit à cause des femmes. Il en avait 700, sans compter les concubines. Du point de vue corporel St Jean de la Croix dit qu’il faut renoncer au plaisir des sens. Cela parait très austère ! C’est le début. Si on ne passe par là on devient esclave des sens [1]. 

 

C’est bien de s’y prendre d’une manière pratique. Quand on rentrait au monastère, étant  encore postulantes ou novices, on nous apprenait pratiquement à ne pas regarder, à ne pas entendre, à ne pas sentir. On avait des herbes amères qu’on mangeait pour pratiquer un certain renoncement aux sens. Ce n’est pas le plus important mais c’est très utile car ainsi la volonté se fortifie ; c’est un bon athlétisme pratique.

 

 

Nuit des sens


On l’appelle « nuit des sens » [=renoncement des sens, renoncement corporel] parce que lorsque nous nous privons de quelque chose, on rentre comme dans une nuit. Cette nuit est active. C’est comme quelqu’un qui rentre dans sa chambre pour éteindre la lumière. Elle est active car c’est moi qui rentre, c'est moi qui fait des efforts. St Jean de la Croix nous assure que si on fait ces premiers pas,  très vite le Seigneur vient prendre la relève. Comment? Au lieu de faire des efforts pour entrer dans la nuit  [et faire des renoncements corporels] le Seigneur construit un mur autour de  l'âme pour la sevrer de ses passions (nuit passive, le Seigneur travaille).

 

Avant cela on faisait des sacrifices et on les comptait (nuit active). Mais quand on agit avec efficacité et courage le Seigneur envoie très vite son Esprit Saint et ferme les passions de l’âme (nuit passive). Même si on veut, on ne peut plus jouir des choses corporelles comme avant. On reste dans le silence et la pureté. Les passions ne sont plus actives. De là le dernier verset: Ma demeure étant en paix.

 

Lisons dès à présent le chapitre 13 du premier livre de la Montée du Mont Carmel [2] où St Jean de la Croix explique comment l’âme  rentre dans cette nuit des sens:

 

 

« Quoique les instructions que nous donnons ici pour vaincre nos passions soient courtes et abrégées, nous croyons qu'elles seront efficaces et très-utiles à ceux qui s'en serviront avec diligence et avec fidélité :

 

"La première est d'avoir continuellement le désir et le soin d'imiter Jésus-Christ en toutes choses, de méditer pour cet effet sa vie et ses actions, de s'y conformer entièrement, et de se comporter, dans toutes les occasions, comme il s'y fût comporté lui-même, s'il les avait eues.

Deuxièmement, pour marcher derrière le Christ qui a dit : Que celui qui veut me suivre renonce à lui-même, pour y parvenir, toutes les fois qu’une satisfaction s’offre aux sens et qu’il n’y va pas de la gloire et de l’honneur de Dieu, y renoncer et s’en priver pour l’amour de Jésus Christ.

 

Je donne un exemple : S’il se présente des choses agréables à entendre qui ne sont pas au service et à l’honneur de Dieu, refuser ce plaisir et se priver d’entendre. C’est pratique. Si l’on ressent du plaisir à regarder des choses qui ne servent pas à s’élever d’avantage à Dieu, se refuser ce plaisir et se priver de regarder. Si l’on prend de la satisfaction à parler ou à faire autre chose – s’en priver. Faire de même pour tout ce qui plait aux sens lorsqu’on peut sans inconvénient s’en abstenir. Il est très réaliste. Au cas contraire, il suffit de ne pas s’arrêter au plaisir qu’on y trouve. C’est de cette façon qu’il faut travailler à mortifier ses sens, à les vider de toute satisfaction ; en un mot il faut les mettre dans l’obscurité. En faisant ainsi on avancera beaucoup en peu de temps".

 

C’est une ascèse, un régime. On avancera beaucoup car on ôte le voile des sens, des passions, qui nous empêchait de voir Dieu. Ensuite il nous donne un moyen extraordinaire pour éteindre les passions naturelles ; en le pratiquant, dit-il, on acquièrera de très hautes vertus:

 

"Visez toujours non au plus facile mais au plus difficile, non au plus savoureux mais au plus insipide, non à ce qui est agréable mais à ce qui est moins agréable, non à ce qui repose mais à ce qui coûte, non à ce qui console mais à ce qui désole, non au plus mais au moins, non au plus élevé et au plus précieux mais au plus bas et au plus méprisé, non à vouloir quelque chose mais à ne rien vouloir, non à rechercher ce qu’il y a de meilleur mais ce qu’il y a de pire. Et désirer entrer pour l’amour du Christ dans le total dénuement, dans le vide et le dépouillement de tout ce qu’il y a dans le monde. Tout cela, l’embrasser avec ardeur et s’accoutumer à le vouloir. Si on le pratique de tout son cœur, on y trouvera très vite beaucoup de plaisir et de consolation. Pourvu toutefois qu’on procède avec ordre et discrétion". Le saint père est réaliste : Ordre et discrétion. Il ne s’agit pas de devenir fou, mais de procéder avec ordre et discrétion.

 

Les Pères du désert y passaient leur vie. Ils commençaient par ces exercices de renoncement corporel. Ils y passaient des années pour ensuite s’élever vers les sphères de la contemplation et de l’union à Dieu. On me dira : « Nous ne sommes pas les Pères du désert. » Je dis que tout chrétien, qui veut vraiment devenir heureux, est appelé à tuer le vieil homme en lui, sinon il sera toujours ballotté par la tempête, comme un enfant. Si on veut la paix, construire quelque chose qui ne sera jamais ébranlé, voilà la voie.

 

"Ce qui vient d’être dit, convenablement exercé, suffit à introduire l’âme dans la nuit des sens". C’est extraordinaire, on rentre aussitôt dans la quatrième demeure [3], on devient aussitôt contemplatifs. Le vaisseau spatial commence à monter. Il y a encore de la gravité qui le retient mais soudain il laissera tomber ses réservoirs de carburant et là, la lune l’attirera dans son orbite: là on commence à expérimenter les vibrations de l’Esprit Saint dans sa foi.

 

Souvent on cherche à gauche et à droite: qui a vu la Sainte Vierge, à qui Saint Elie est apparu ? Alors qu’ici, l’Esprit Saint lui-même travaille dans l’âme. C’est d’un autre ordre, c’est existentiel : ici on est divinisé,  là-bas [=les visions] on est dans l’ordre visuel, cela ne change rien.

 

Il continue : "Pour donner plus d’ampleur à la matière nous allons indiquer un autre exercice qui conduit à la mortification de la concupiscence de la chair, de la concupiscence des yeux et de l’orgueil de la vie, trois choses dont St Jean nous dit que le monde est plein et qui sont la racine de toutes les autres passions et appétits.

 

Premièrement : agir au mépris de soi et désirer que les autres fassent de même.

Deuxièmement : parler au mépris de soi et désirer que les autres fassent de même. Troisièmement : avoir une basse opinion de soi et désirer que les autres fassent de même".

 

 (…) "Pour arriver à goûter tout, n’ayez de goût pour rien". Voilà St Jean de la Croix. Il ne s’arrête pas au « n’ayez de goût pour rien ». Il veut nous faire goûter à tout, mais pour y arriver, il faut passer par le « n’ayez de goût pour rien ». "Pour arriver à posséder tout, souhaitez ne rien posséder. Pour arriver à être tout, cherchez à n’être rien en aucune chose. Pour arriver à savoir tout, souhaitez ne rien savoir en rien".

 

"La manière d’arriver au tout :

 

Pour parvenir à ce que vous ne goûtez pas, passez par où vous ne goûtez pas.

Pour parvenir à ce que vous ne savez pas, passez par où vous ne savez pas.

Pour avoir ce que vous ne possédez pas, passez par où vous ne possédez pas.

Pour devenir ce que vous n’êtes pas, passez par où vous n’êtes pas.

 

L’indice que l’on obtient tout :

 

Lorsque vous vous arrêtez à quelque chose, vous cessez de vous jeter dans le tout.

Car pour parvenir totalement au tout, vous devez vous renoncer totalement en tout.

Et quand vous posséderez le tout, vous devez le retenir en ne voulant rien. Car si vous voulez posséder quelque chose dans le tout, vous n’avez pas purement votre trésor en vous.

 

L’ indice que l’on possède tout :

 

C’est dans ce dénuement que l’esprit trouve calme et repos. Car dès lors qu’il ne désire rien, rien ne le tire péniblement en haut et rien ne l’opprime pesamment en bas parce qu’il est dans le centre de son humilité. C’est en effet la convoitise de l’homme qui cause sa peine et son tourment.

 

 Pour arriver à Dieu, ou pour arriver au bonheur, il faut tuer les désirs du vieil homme , qui sont des facsimilés, des fausses copies des vrais désirs de l’âme. Désirer le bonheur est une bonne chose, mais quand on croit qu'il est lié à posséder quoi que ce soit qui ne va durer on parle d'un faux désir greffé sur un vrai désir. Le désir de notre cœur nous porte vers la grandeur,  la grandeur de la divinisation parce que nous sommes appelés à être fils de Dieu et à régner avec lui dans la gloire. Mais ensuite, quand nous voulons le concrétiser nous voulons devenir le supérieur de nos frères et si quelqu’un nous dit  un  mot de travers on ne peut le supporter: l’orgueil, un faux désir. Tous les faux désirs sont greffés sur des vrais, d’où l’importance de tuer les faux désirs afin de pouvoir aboutir aux vrais. Là est le discernement. Le vrai combat est le combat contre soi-même. Celui qui ne combat pas ainsi est déjà vaincu par le Malin et par le monde. Nous devons aller à l’encontre de nous-mêmes pour gagner le combat.

 

Ainsi nous possèderons ce que les saints Pères appelaient l’apathéia (Ἀπάθεια), manque de passions.  Πάθημα =  la passion, être passible de quelque chose. ἀπάθεια = pas de passions. Tout seul, on ne peut pas. Il faut commencer, et on quand on se lance, le Seigneur nous fait rentrer dans la nuit des sens. 


On commence donc par la nuit active des sens. En six mois on peut rentrer dans la nuit passive des sens.  La nuit de l’esprit commence deux-trois ans après.  Elle va durer dix à quinze ans, des fois un peu plus mais pas moins. C’est la grande autoroute, c’est là que se forge l’homme nouveau.  Au commencement c’est très rapide. C’est la théologie mystique. Malheureusement on n’enseigne plus ces choses dans les noviciats sauf dans quelques Carmels.

 

Voilà  les grandes voies de la spiritualité, celles qui ne bougent pas, ni ne trompent, les voies sûres. Bienheureux celui qui les entreprend.

 

 


[1] Il faut lire les premiers chapitres (1-12) de la Montée du Carmel pour bien comprendre la nécessité du renoncement corporel. 

 

[2] St Jean de la Croix, Montée du Carmel, nuit des sens, chapitre 13.

[3] Il s’agit des demeures décrites par Ste Thérèse d’Avila.