Les pensées – λογισμοί.
On va considérer notre intérieur, notre moi, comme un cercle avec au centre le cœur. Autour du cercle il y a comme un œil qui tourne : les pensées. La pensée est un œil qui surveille toute la superficie de l’âme parce qu’elle est alimentée de l’extérieur.
D’après les philosophes l’homme ne peut rien connaître si cela ne lui vient du dehors, à travers ses sens. Si nous n’avons jamais vu un arbre, on pourra nous en parler en mille détails, on n’aura pas d’idée claire de ce que c’est.
Nous avons cinq sens : la vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat et le goût. Il est impossible de progresser dans la vie spirituelle, ou même humainement, sans discipliner ses pensées parce que pour être vraiment homme, être humain, il faut être libre et la liberté consiste à prendre des décisions sans oppression. Si on décide étant obligé, on n’est plus libre : pas de vie spirituelle sans liberté.
Souvent on pense que la vie spirituelle c’est « comme Dieu veut », « si Dieu veut », « inch’Allah ». « Si Dieu veut », d’accord, mais si je ne veux pas, que veut dire « Si Dieu veut » ? Il n’y a pas de vie spirituelle sans deux partenaires : Dieu et l’homme [qui répond librement]. Dans le Notre Père on dit : Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Qui va faire la volonté de Dieu sur terre ? Moi.
Il est important que l’homme soit maître, responsable de lui-même. Non pas responsable comme « produit fini », comme être responsable de venir à 8h à l’église par exemple. Avant d’être responsable de venir à temps à l’église on est responsable de nous-mêmes.
Avant d’agir, nous existons. Toute société – que ce soit l’Eglise, les parents, la société, … – nous demande des œuvres : fais ci, fais ça, accomplis ceci ou cela. Mais le bon Dieu regarde, sonde le cœur. A la fin des temps deux femmes seront en train de moudre, l’une sera prise et l’autre laissée (cf. Lc 17, 35). Pourquoi, puisqu’elles font toutes les deux la même chose ? L’important n’est pas ce qu’elles font mais comment et pourquoi elles le font. Souvent nous agissons comme des gens sans tête. Imaginez-vous une voiture qu’on a allumée et personne pour la conduire. Elle ira dans le précipice.
Le combat des pensées
« L'oeil est la lampe du corps. Si ton oeil est en bon état, tout ton corps sera éclairé; mais si ton oeil est en mauvais état, tout ton corps sera dans les ténèbres. Si donc la lumière qui est en toi est ténèbres, combien seront grandes ces ténèbres! (Mt 6,22-23) Ce verset est clé pour comprendre le combat des pensées.
Il y a un combat des pensées. St Paul dans l’Epitre aux Romains en parle : Quand les païens, qui n'ont point la loi, font naturellement ce que prescrit la loi, ils sont, eux qui n'ont point la loi, une loi pour eux-mêmes; ils montrent que l'œuvre de la loi est écrite dans leurs cœurs, leur conscience en rendant témoignage, et leurs pensées s'accusant ou se défendant tour à tour (Rm 2,14-15). Il dit que ceux qui n’ont pas reçu de Loi seront jugés sans la Loi, par leur conscience. Ils seront comme une loi pour eux-mêmes. Ils sont, eux qui n'ont point la loi, une loi pour eux-mêmes par le témoignage de leur conscience et de leurs pensées. Parfois elle les juge et parfois elle les justifie, leurs pensées s'accusant ou se défendant tour à tour.
« C'est ce qui paraîtra au jour où, selon mon Évangile, Dieu jugera par Jésus Christ les actions secrètes des hommes » (Rm 2,16). Les actions secrètes sont les pensées secrètes. La source de la sainteté commence dans le cœur. Celui qui fait semblant d’être saint est en train de jouer un rôle, une comédie, il cherche à être glorifié, c’est un menteur. La vraie sainteté commence dans le cœur, c’est la conversion. Nous devons donc veiller à la porte de notre cœur.
Veiller à la porte du cœur
La porte du cœur est le premier palier de notre conscience, ce qui est premier dans notre pensée : c’est la relation directe entre moi et l’extérieur, ou moi et ma pensée. C’est la relation la plus courte et la plus directe. C’est là que le cœur doit être réveillé. Cela parait très compliqué : Comment être conscients de ce qu’on fait, de ce qu’on sent ou de ce qu’on pense à chaque moment ? C’est une habitude, un habitus. Il faut s’habituer, tout comme on s’habitue à marcher, à parler, à se laver, à manger.
Il faut apprendre les choses intérieures. C’est pourquoi il est important que la personne s’arrête, au moins cinq minutes par jour pour s’y exercer. Souvent on ne sait pas ce qui se passe en nous car on ne s’arrête jamais. Même durant la prière. Beaucoup de personnes s’adonnent à la prière d’une façon extérieure : une récitation de textes. Le Seigneur dit: Ce peuple m’honore des lèvres mais son cœur est loin de moi (Mt 15, 8). Le bon Dieu demande mon cœur : Mon enfant, donne-moi ton cœur (Pr 23,26) ; mais il faut être dans son cœur.
Premier exercice : Quand je suis seul et que je ferme les yeux je dois rester attentif à ce qui se passe à l’intérieur de moi, comme si c’était un film. Ce n’est pas le cœur, c’est ce qui passe dans le cœur. Le cœur c’est lorsque je prends une position par rapport à ce qui se passe dans mon cœur. Voici une situation : quelqu’un ne m’a pas saluée. Je m’énerve ! Il faut s’en rendre compte. Pourquoi suis-je énervée ? Souvent on ne sait pas. Il y a des personnes qui a 50-60 ans font des actions odieuses et ne s’en rendent même pas compte. A force de vivre dans l’inconscience ils sont devenus comme étrangers à eux-mêmes.
Quand j’agis, je dois en savoir la raison. Le Seigneur dit que nous serons jugés sur toute parole oiseuse qu’on dira ; à combien plus forte raison sur toute action oiseuse qu’on aura commise. C’est pourquoi nous ne pouvons pas nous impliquer, bouger, manœuvrer, vivre, sans raison. Le Seigneur dit à la Samaritaine : « Va chercher ton mari ». On peut le comprendre d’une manière mystique, existentielle : « Va chercher la raison de ton existence, va chercher ce qui te motive ». Nous ne pouvons pas venir devant le Seigneur sans robe de noces. Quelle était la faute de ce pauvre qui était entré dans la salle des noces qui ne portait pas d’habit ? Le maître du festin lui dit : « Que faites-vous ici, mon ami ? » Il ne sut que répondre (cf. Mt 22,12). Il était là par hasard. Souvent, ceux qui se disent croyants font des choses sans raison. Nous serons jugés sur la raison. Nous serons jugés à savoir s’il y a une raison et nous serons jugés sur la raison de notre action.
Par exemple, je dis à la supérieure : « Vraiment, vous êtes merveilleuse aujourd’hui ». Dans mon cœur je suis peut-être en train d’encenser la supérieure pour qu’elle me donne une permission spéciale. La raison est une raison contraire parce que je suis en train de courtiser pour un intérêt sordide. Il est donc très important de bien veiller sur la racine de nos actions.
Garder la paix du cœur
Peut-être que la raison qui m’a fait agir ainsi a elle-même une cause. Ici est le discernement. Le discernement commence lorsque le cœur est engagé. D’habitude les Pères nous enseignent de laisser passer le flot [des pensées], de les faire rentrer et sortir sans rien retenir, comme un gardien de musée qui surveille le flux des visiteurs qui rentre et qui sort sans rentrer en contact avec eux. Il faut discerner entre le cœur et le flux des pensées. On ne peut pas être toujours dans ses pensées. Je suis là et les pensées sont là. Le conscient voit ses pensées mais ne se laisse pas entraîner par elles. C’est difficile. Petit à petit, on apprend à ne pas s’attacher à elles.
Quand on tombe dans une pensée et qu’elle est en train de nous prendre, nous devons sauter et sortir. Au commencement on ne sait pas faire ce saut; ce qui se passe dans notre cœur nous prend. Il est très important de faire la distinction entre soi et ses pensées. Moi, je suis une chose et mes pensées sont autre chose. Lorsque nos pensées nous prennent on tombe dans un trou. Que faire ? Il faut s’agripper à quelque chose comme la prière éjaculatoire [1] : « Seigneur, je t’aime ». Là on pense à Jésus, on ne pense plus à la pensée [qui nous a troublée] parce que notre attention ne peut être dans deux lieux à la fois. Sortons donc du trou par une autre pensée, ou plutôt par le fait de penser à autre chose. Récitons la prière de Jésus par exemple [2], cette prière est en elle-même une prière salvatrice qui nous donne la sécurité. C’est un premier pas.
La deuxième chose à faire est de diriger notre attention vers le Seigneur. On appelle cela « l’acte anagogique ». ἀνάγω veut dire « aller vers le haut ». On ne
peut pas tout de suite faire des actes anagogiques parce qu’encore on ne sait pas discerner entre nous-mêmes et nos pensées. Souvent on est pris dans un trouble sans même s’en rendre compte,
sans savoir d’où il vient. Cela parce qu’on est encore grossiers. Il faut vraiment se retrouver tout entier dans l’eau pour se rendre compte qu’on est mouillé. Mais petit à petit on se rendra
compte que notre doigt se mouille – c’est un exercice.
Chaque pensée sur laquelle on s’arrête est un temps perdu avec le Seigneur. Les pensées ne sont pas seulement d’ordre intellectuel. Elles sont pétries de sentiments, d’images, de dialogues, de souvenirs, de toutes les liaisons que nous avons établi entre nous-mêmes et le présent, nous-mêmes et le passé. Il y a un psaume qui parle de l’oiseau qui a fui les filets de l‘oiseleur (cf. Ps 91,3). L’oiseleur est le démon ; il profite le plus de nos pensées parce que l’événement n’arrive auprès de nous que par la pensée. Quand nous dormons et que quelqu’un nous insulte, c’est comme s’il ne nous avait rien dit : on n’a pas entendu. Mais si nous sommes réveillés, cette insulte sera pétrie de nous-mêmes : notre blessure, notre état d’âme, nos mémoires, nos peurs. Des fois une blessure fait beaucoup de mal, plus de mal qu’elle n’est censée faire.
Cette pensée qui passe en nous charrie le vieil homme. Le combat est entre l’homme nouveau et l’homme ancien. C’est exactement ce qui s’est passé entre les Egyptiens et les Israéliens qui étaient face à face. Durant la nuit il y avait un vent qui refoulait la Mer Rouge. Moïse rassura le peuple : Ne craignez rien, restez en place, et regardez la délivrance que le Seigneur va vous accorder en ce jour; car les Égyptiens que vous voyez aujourd'hui, vous ne les verrez plus jamais. Le Seigneur combattra pour vous; et vous, gardez le silence. (Ex 14,13-14). Le Seigneur envoya alors un vent durant toute la nuit qui coupa la Mer en deux. Ce qui se coupe, c’est moi et moi-même. On peut voir - il y a un discernement – on peut voir l’ennemi en train de se noyer (la pensée que j’ai refusée).
Parfois l’homme ancien et l’homme nouveau sont indiscernables dans nos pensées parce que les sentiments deviennent plus forts et nous aveuglent. A ce moment-là, quand il y a ce trouble, quand il y a cette confusion, il faut s’arrêter. Ne jamais prendre de décision dans un moment de confusion.
Il y a quatre genres de sentiments :
[j’espère avoir quelque chose, je suis content de l’avoir, je crains de le perdre et je suis triste de l’avoir perdu].
Comment savoir si le sentiment est de l’homme nouveau ou de l’homme ancien ? Il faut se poser la question : Pourquoi suis-je fâché ? Si c’est parce qu’on m’a humilié ou qu’on ne m’a pas accordé la tendresse à laquelle je m’attendais, c’est l’homme ancien. Si c’est parce que j’ai été témoin d’une injustice où mon prochain a été dépouillé de ses droits et que je veux le défendre, c’est une attitude noble. Les Saints étaient heureux de souffrir. Notre Mère Ste Thérèse disait : « Souffrir ou mourir », elle voulait suivre le Christ. L’homme nouveau réagit envers le présent et le passé comme Jésus. L’homme ancien fuit toujours la réalité.
Mais lorsqu’on souffre, comment distinguer l’homme ancien de l’homme nouveau ? Il faut discerner si Dieu est l’objectif. La distinction entre l’homme ancien et l’homme nouveau se fait au niveau de la position qu’on prend par rapport à la souffrance. Voyez l’exemple des deux larrons : les deux ont souffert le même supplice mais leurs attitudes étaient différentes.
Le discernement est primordial. Par le discernement on pourra ou non s’aligner à Jésus Christ. St Paul parle d‘une transformation de notre jugement [3] qui s’accomplit par la conversion : on reçoit de nouveaux critères, l’homme nouveau est mû par d’autres valeurs, il se réfère à l’esprit des Béatitudes. L’homme ancien est aveugle car il est pris par ses passions. Il fait ses actions dans les ténèbres et n’aime pas être dévoilé. Le critère de discernement, c’est quand on détecte la moindre évasion de la transparence.
Parfois on est dans la lumière et on ne le sait pas. Ordinairement quand l’âme vit au niveau de son cœur, elle ne se voit pas. Il ne faut pas troubler cette paix. La paix est le signe d’un alignement entre moi et moi-même. Alors le Seigneur peut remplir l’âme à son aise.
On attend toujours que Dieu nous comble à travers les sens, on veut sentir, voir des apparitions, ... Ça n’alimente pas la vie spirituelle, c’est superficiel. Des fois ces manifestations peuvent confirmer quelque chose, et encore ..., mais ce n’est pas l’essentiel. Il est très important de cibler l’essentiel, de baser notre vie sur la foi et la présence de Dieu. A la mesure de notre attention nous nous ouvrons à la présence de Dieu qui rentre d’une manière secrète, spirituelle et donc insensible. On le reconnait par la paix et un rassasiement irraisonnable. Il ne faut donc jamais secouer l’âme quand elle est dans le repos.
Mais le Malin envoie des doutes : « Peut-être devrais-je faire plus de sacrifices ? ». Et le trouble s’installe car l’âme est prise par une pensée. L’âme ne peut pas être en quiétude sans la Seigneur. La garde et la chasse des pensées est pour protéger la paix de l’âme. L’attention à l’intérieur, l’oubli de tout le créé, l’amour du Créateur – voilà ce qui demeure. Il faut d’abord exercer l’attention à soi-même et ensuite aimer le Bien-Aimé invisible. Ainsi rien n’ébranlera plus l’âme, elle est comme du vin ancien.
[1] Un courte prière en quelques mots.
[2] Prière de Jésus : « Seigneur Jésus Christ, Fils du Dieu vivant, prends pitié de moi pauvre pécheur et sauve moi ».
[3] Ne vous conformez pas au siècle présent, mais soyez transformés par le renouvellement de l'intelligence, afin que vous discerniez quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, agréable et parfait. (Rm 12,2)